Jean Foyer, chercheur d'altermodernité

Le 01/09/2025
Propos recueillis parPascale Solana.
Pendant cinq ans, l'anthropologue Jean Foyer a enquêté sur les vignerons en biodynamie. Ce mouvement pionnier de l'agriculture bio a très tôt interrogé le modèle agricole dominant et su développer d'autres formes de modernité, comme le chercheur le démontre dans le livre Les Êtres de la vigne, où l'on découvre des paysans animés d'un rapport à la nature inspirant. Comme une invitation à renouveler la dégustation du vin, dans et par tous les sens*...
Propos recueillis par Pascale Solana.
“J'ai rencontré des paysans vignerons jaloux de leur liberté et de leurs choix techniques.”
BIO EXPRESS
- Jean Foyer est anthropologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Ses recherches traitent des relations entre savoirs, société et environnement, et alimentent des réflexions sur les modernités tardives.
- En 2010, il publie Il était une fois la bio-révolution (Éd. PUF), après son doctorat sur les controverses autour des biotechnologies (OGM) ; il coordonne des projets d‘ethnographie collaborative au sommet de la Terre Rio+20, puis à la COP 21 sur le climat à Paris.
- De 2018 à 2022, il vit au Panama et mène des recherches chez les populations autochtones Gunas et Emberá. Il est habilité à diriger des recherches à la suite de son mémoire « Réanimer le monde : Biodynamie et modernités alternatives » (2022), et codirige Les esprits scientifiques : savoirs et croyances dans les agricultures alternatives (Éd. UGA).
- En 2024, il fait paraître Les Êtres de la vigne. Enquête dans les mondes de la biodynamie (Éd. Wildproject). Il s‘intéresse aujourd‘hui aux différents couplages entre écologie et spiritualité.


Vous mettez en parallèle le maïs des Zapotèques au Mexique et la cave de vignerons français en Anjou. Quel est le lien ?
Maïs et vigne ont une forte charge culturelle. Dans une coévolution, les sociétés humaines et ces plantes ont développé des relations très profondes. Dans les années 2000, la contamination du berceau du maïs, le Mexique, par des OGM a généré des controverses. Au-delà des questions scientifiques ou techniques, elles ont révélé différents rapports au vivant et au monde que j‘ai étudiés. Concernant la biodynamie, je n‘avais pas plus de connaissance qu‘un consommateur lambda de magasin Biocoop ! Je n'en connaissais que le suivi des cycles lunaires, aussi présent chez les populations autochtones. Je me demandais si les biodynamistes considéraient la vigne non pas comme un objet, mais comme un sujet, une personne. Je me suis fixé comme objectif scientifique la recherche de similitudes dans ces rapports au savoir et à la nature.
Oui, mais l'Anjou ?
C'est ma région d'origine, et la viticulture biodynamique s'y est beaucoup développée dans les années 2000, dans le sillage de pionniers, tels François Bouchet, Nicolas Joly ou, plus récemment, Mark Angeli, Richard Leroy, etc. Ils ont contribué à la reconstruction de la réputation des vins d'Anjou, aujourd'hui sur les grandes tables, dans les guides. Sans compter le succès des salons "off" des vins de Loire que les Danois, Américains, Japonais, etc. préfèrent aux officiels.
Comment définir la biodynamie ?
C'est une des premières formes d'agriculture biologique qui se met en place à la suite de la parution du Cours aux agriculteurs de Rudolf Steiner¹ en 1924. Elle se caractérise par le refus des intrants chimiques, l'usage de préparations qui mélangent éléments minéraux, animaux et végétaux, et surtout par une vision organiciste et holistique de la ferme, perçue comme un être vivant, et, comme le nom l'indique, par une vision dynamique du vivant, cosmique, avec la prise en compte des cycles de la lune par exemple.
Vous la placez comme partie prenante de l'histoire de l'écologie ?
Dans cette histoire, on oublie souvent l'agriculture ! Le chercheur de l'université de Harvard Dan McKanan montre que la biodynamie est un des courants précurseurs de la pensée écologique, notamment par sa critique de la chimie de synthèse appliquée au vivant. Les Américains font débuter le mouvement écologiste en 1962 avec la publication de Printemps silencieux de Rachel Carson, un ouvrage très influencé par le procès intenté par des jardinières biodynamistes contre les politiques d'épandage de DDT² sur Long Island. D'un point de vue technique, mais aussi politique, les biodynamistes, très expérimentateurs, sont souvent pionniers. Dans l'usage des composts, dans l'enherbement des vignes, dans les vins nature, dans les semences paysannes. On retrouve aussi leur contribution dans la création d'organisations, telle l‘IFOAM³. Ils ont très tôt interrogé la modernisation agricole et ce qui coulait de source pour tout le monde. Ce qui les a aussi marginalisés.


L'approche n'est-elle pas antimoderne ?
Les vignerons biodynamistes vivent dans la société et n'aspirent pas à redevenir chasseurs-cueilleurs ! En revanche, ils n'acceptent pas le package "moderne" dans sa totalité. Le rapport servile à la technique, une éthique de contrôle strict de la nature..., ils ne le prennent pas ou partiellement. Ils sont juste modernes autremnt ou "altermodernes" !
Les détracteurs de la biodynamie la qualifient de sectaire ou de farfelue. Qu'en pensez-vous ?
Au cours des plus de 80 entretiens que j'ai menés pendant plusieurs années, j'ai surtout rencontré des vignerons très jaloux de leur liberté, de leurs choix techniques. Pas des gens sous emprise idéologique ! Les chercheurs en sciences sociales qui ont travaillé sur des échantillons larges de biodynamistes n'ont pas constaté de manipulations. L'équation "biodynamie = anthroposophie = secte" est fondée sur des raccourcis qui ne correspondent absolument pas aux observations de terrain, mais conforte des a priori. Mieux vaut essayer de comprendre ce qui est complexe et composite au lieu de renvoyer à l'irrationalité. Ce qui est une forme de paresse intellectuelle et une manière facile de rejeter l'altérité.
Quel est le profil du paysan vigneron biodynamiste, cœur de vos recherches ?
Il va du punk à chien au roi d'Angleterre ! Beaucoup ont un rapport très lointain avec Steiner ou l'anthroposophie. Mais tous font preuve d'originalité et de non-conformisme.
Au-delà des techniques agricoles, pouvez-vous préciser la démarche ?
Elle est essentiellement analogique, c'est-à-dire caractérisée par des systèmes de ressemblances et de correspondances, entre microcosme et macrocosme par exemple, où la vie des bactéries du sol est liée aux cycles des étoiles. Chaque plante et chaque jour sont également associés à l'un des quatre éléments (terre, eau, air et feu) qui déterminent les actes agricoles à accomplir. Cette forme de pensée, qui dominait avant la modernité en Europe, se retrouve dans l'homéopathie ou la médecine chinoise. Le vivant est également traversé par des flux d'énergie qui ne sont pas seulement biophysiques, un peu comme le qi des Chinois ou le prana indien.
Concrètement, pour le vigneron ?
Ça passe par une confiance dans son ressenti, par une très forte recherche de proximité avec le milieu pour entrer en résonance avec lui. Cette logique peut déboucher sur des formes d'animisme⁴. Il y a aussi une éducation du regard où l'on ne perçoit plus les paysages comme un agglomérat d'objets ou d'espèces classifiées, mais comme des éléments interreliés. La biodynamie est intrinsèquement écologique, au sens où les choses sont toutes liées entre elles et en mouvement perpétuel.
Outre le refus des produits chimiques, ça donne des vins différents ?
Ces approches permettraient de révéler au maximum l'expressivité d'un terroir et la personnalité d'un vigneron. Ces vins sont peu standardisés, ce qui explique en partie qu'ils sont peu présents dans la grande distribution qui a besoin d'uniformité.
Et la dégustation du vin, change-t-elle ?
Parce qu'ils sont produits autrement, cela peut mener en effet vers d'autres modes de dégustation, basés non plus uniquement sur le simple plan organoleptique - palais, saveur, arômes, tanins, etc. -, mais plus corporelles et synesthésiques⁵. On peut pousser la correspondance entre le vin, le domaine, la personne qui l'a fait, etc.


Finalement, face à l'urgence écologique, que peut-on en retenir ?
Certes, ce ne sera pas suffisant, mais il y a des régimes d'attention au vivant qui sont en train d'évoluer. C'est évident. Et la biodynamie est l'un des très nombreux marqueurs de ce changement.


Si vous étiez...
... Un végétal
Un agave, végétal solaire qui pousse dans des milieux très minéraux, avec lequel on peut faire des choses formidables.
... Un personnage de fiction
Zénon, un alchimiste dans L‘Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar.
... Une divinité
Le dieu Cerf chez les Indiens huichols, qui règne sur les déserts mexicains.
... Un vin
Un chenin, cépage marqueur de ma région d'origine. À l'heure de l'apéro, au bord de la Loire, j'aime les correspondances qui s'établissent entre la lumière du jour finissant dans le ciel, le fleuve, les couleurs du vin et le tuffeau, la pierre blanche qui caractérise le paysage.
¹ Penseur autrichien (1861-1925), fondateur de l'anthroposophie.
² Le dichlorodiphény ltrichloroéthane est un insecticide persistant accusé d'être cancérigène et reprotoxique, aujourd'hui interdit dans de nombreux pays.
³ International Federation of Organic Agriculture Movements. (Fédération internationale des mouvements d'agriculture biologique) née en 1972.
⁴ Croyance en un esprit ou une force qui anime les êtres vivants, les objets ou les éléments naturels (fleuve, pierre, vent, etc.) ainsi qu'en des entités protectrices (génies par exemple).
⁵ Avec des perceptions élargies.
*L'abus d'alcool est dangereux pour la santé. À consommer avec modération.
Article extrait du n°137 de CULTURE BIO, le mag de Biocoop, distribué gratuitement dans les magasins du réseau, dans la limite des stocks disponibles.